Voilà quelques semaines que les gens font tout un foin sur internet à propos de Phonebloks, un concept de smartphone modulaire créé par Dave Hakkens, un designer hollandais. Le buzz s’est encore accentué dernièrement lorsque Motorola a annoncé son partenariat avec Phonebloks pour le lancement de sa plate-forme expérimentale Ara.
Le concept de téléphone modulaire et extensible n’est pas nouveau: citons par exemple la firme Modu qui a créé en 2009-2010 deux mini téléphones capables d’être intégrés dans différents boîtiers afin de modifier leurs capacités: un boîtier appareil photo, un boîtier audio hi-fi ou un boîtier avec clavier complet par exemple. Bien entendu les ambitions de Modu étaient plus modestes que celles du concept Phonebloks.
Seulement voilà, entre le concept naïf de la première vidéo de Phonebloks ci-dessus et la réalité physique qui nous entoure, il y a un monde de différences et de contraintes techniques que le grand public n’a pas forcément saisi. Analysons cela en détail de façon pragmatique pour mieux comprendre ce qu’on est vraiment en droit d’attendre d’un tel projet.
L’idée de départ de la vidéo est la suivante: un smartphone où chaque composant est séparé permettrait en théorie de remplacer uniquement le composant ancien ou défectueux, ce qui coûtera moins cher et limitera le gaspillage.
Sauf que dans la réalité, les smartphones d’aujourd’hui existent grâce à leur non modularité: ils sont hautement intégrés et c’est ce qui leur permet d’être à la fois compacts, légers, peu gourmands en énergie et bon marché.
Toutes les fonctions de base d’un téléphone moderne se trouvent sur une unique puce appelée SoC (System on Chip): microprocesseur central, puce graphique, WiFi, GPS, Bluetooth. Certains SoCs intègrent même le modem GSM. Ceci réduit la complexité de fabrication et les coûts. Les autres composants sont ensuite branchés sur le SoC. Au final, le composant le plus volumineux à l’intérieur d’un smartphone récent demeure la batterie. Ci-dessous, l’intérieur d’un Samsung Galaxy S4 pour illustrer cela.
Le fait de scinder les différents composants du SoC pour en faire des blocs séparés rendrait les téléphones plus chers et plus volumineux, sans parler du fait que la distance accrue entre ces composants principaux (par exemple entre le CPU et le GPU) augmenterait la consommation énergétique tout en détériorant les performances. Pour transposer ces contraintes réelles dans le monde de Phonebloks, on devrait toujours avoir un “bloc” de base qui contiendrait un SoC, ce qui limiterait déjà beaucoup la modularité par rapport à ce qu’on voit dans la vidéo.
De plus, dans le but de pouvoir remplacer le SoC il faudrait créer un système de connecteur ou “socket” similaire à celui qui permet d’accueillir un CPU sur une carte mère de PC. Ceci contribuerait aussi à l’augmentation du volume et du prix par rapport à un téléphone non modulaire.
Pour le reste, les composants suivants devraient pouvoir être interchangeables sans trop d’efforts, mais toujours avec le même problème potentiel de volume gaspillé entraînant une augmentation de la taille de l’appareil:
- L’écran
- La mémoire vive
- La mémoire de stockage (c’est déjà le cas avec les cartes Micro SD)
- La batterie (c’est déjà la cas sur de nombreux appareils mobiles)
- Le capteur et l’optique photo
- Un ensemble de senseurs (gyroscope, altimètre, accéléromètre, etc.)
- La partie GSM (avec l’emplacement pour la carte SIM).
Et c’est à peu près tout. Pour moi le fait de pouvoir remplacer l’écran facilement serait vraiment l’atout principal d’un téléphone modulaire car c’est typiquement la pièce qui casse le plus souvent lors d’une chute et qui est pénible à remplacer.
En résumé, ce qu’il serait possible d’obtenir serait un téléphone modulaire mais pas trop, relativement volumineux et plus cher que la moyenne. Ce coût plus élevé doit être mis en perspective avec la durée de vie plus longue de l’appareil mais aussi avec le coût des modules de remplacement au fil du temps. L’offre a intérêt à être vraiment bien étudiée si elle veut tenter de séduire les consommateurs habitués à des modèles toujours plus puissants, toujours plus compacts, toujours moins chers.
Je n’ai fait qu’effleurer la surface des contraintes matérielles, mais de tels téléphones présenteraient aussi de gros problèmes logiciels à résoudre. En effet, pour que tout cela fonctionne, il faudrait que le système d’exploitation soit capable de reconnaître tous les modules. Pour cela il n’y a que 2 solutions:
- Soit le nombre de modules sera limité et le système d’exploitation embarquera les pilotes de tous les modules existants et devra être mis à jour régulièrement;
- Soit un système d’installation dynamique de pilotes devra être créé. Le téléphone devra être capable de démarrer dans un mode minimaliste, de détecter les modules en place et installer les pilotes nécessaires pour chacun, par exemple en les téléchargeant depuis Internet (un peu comme le fait Windows). Ce genre de mécanisme n’existe encore dans aucun système d’exploitation pour mobiles à l’heure actuelle et nécessiterait également la définition de toute une série de standards matériels dans le monde du mobile, à la manière de ceux qu’on trouve dans le monde PC: on en est encore loin.
Pour créer des téléphones conçus pour durer, il faudrait déjà que les constructeurs commencent par s’engager à fournir des mises à jour logicielles du système d’exploitation de leurs appareils mobiles pendant une durée minimale convenable, par exemple 3 ans comme les derniers iPhone d’Apple. Google vient de faire le contraire en annonçant qu’il ne garantissait la mise à jour logicielle des appareils Nexus que sur une période de 18 mois, ce qui est d’autant plus dommage qu’ils ont annoncé en même temps avoir réduit la consommation de mémoire de la dernière version de leur système d’exploitation Android afin qu’elle fonctionne de façon fluide sur des appareils aux spécifications techniques plus modestes.
En réalité, Google ne veut pas inciter les constructeurs à supporter le matériel plus ancien, il veut simplement inciter les constructeurs à utiliser systématiquement la dernière version d’Android sur tous leurs nouveaux appareils, y compris en entrée de gamme. Les constructeurs, eux, veulent constamment créer de nouvelles générations d’appareils et les vendre pour générer des revenus, et non supporter les anciens modèles. Ceci est en contradiction avec le concept d’un téléphone à longue durée de vie comme Phonebloks.
Pour que cela change il faut que nous, consommateurs, leur fassions comprendre que nous voulons acheter un appareil pas uniquement pour ce qu’il est au jour de l’achat, mais également pour une garantie de support et de mises à jour logicielles sur une longue durée, même si cela implique peut-être d’y investir un peu plus d’argent à l’achat. Certains constructeurs automobiles ont bâti leur réputation sur des garanties longue durée, pourquoi ne pas faire pareil dans le monde des smartphones avec des garanties longue durée de réparation et de mises à jour logicielles? Je pense que ce serait déjà un premier pas modeste mais efficace vers la réduction de l’obsolescence programmée et du gaspillage dans le monde des smartphones.
Ce qui est certain c’est que si une plate-forme de smartphones modulaires voit le jour, elle a intérêt à être supportée sur une très longue durée pour avoir une quelconque utilité, et cela seul le temps nous le dira.
Mise à jour (04/03/2014): Je me dois d’éditer cet article pour y apporter une note plus positive suite à de nouvelles informations. Le responsable du projet Ara de Motorola, qui appartient désormais à Google, a fait une démonstration de leur prototype de téléphone modulaire à la conférence “Launch” et je dois reconnaître que le résultat était plutôt convaincant. Grâce à un système d’endosquelette compact à connecteurs électro-aimantés, le surplus de volume du téléphone est limité à environ 20%, ce qui reste très raisonnable. Les prix pour les modules de base s’annoncent également démocratiques ce qui est une autre bonne nouvelle. Les modules présentés étaient les suivants: l’écran, le SoC, la radio (antenne et module GSM/WiFi), la batterie, l’appareil photo (arrière ou avant), les haut-parleurs. La modularité reste limitée comme je m’y attendais mais offre néanmoins des possibilités intéressantes. Les modules suivront un standard ouvert et pourront être créés par tous, ce qui pourrait permettre à cette technologie de vraiment décoller grâce à la valeur ajoutée de modules spécialisés créés par des sociétés indépendantes et compatibles avec un grand nombre d’appareils. Je publierai un nouvel article fin avril après la publication du SDK pour modules afin de vous en dire plus.